CAT DES CANAUX

 

 

Le soleil n’était pas encore levé quand elle se réveilla, dans la petite chambre qu’elle partageait dans les combles avec les filles de Brusco.

Elle était toujours la première à se réveiller. Il faisait chaud et douillet sous les couvertures en compagnie de Brea et de Talea. Elle les entendait respirer doucement. Lorsqu’elle bougea, se dressa sur son séant puis tâtonna en quête de ses pantoufles, Brea marmotta une plainte engourdie sans faire autre chose que se retourner à plat ventre. Le froid qui émanait des murs de pierre grise donna la chair de poule à Cat. Elle s’habilla promptement dans le noir. Elle était en train d’enfiler sa tunique par-dessus sa tête quand Talea ouvrit les yeux et lança : « Cat, sois un chou et apporte-moi mes vêtements. » C’était une fille dégingandée, tout en coudes, en os et en peau, qui n’arrêtait pas de geindre qu’elle était gelée.

Cat alla les lui chercher, et Talea s’y faufila en se tortillant sous les couvertures. A elles deux, elles extirpèrent du lit la sœur aînée qui leur ronchonna des menaces ensommeillées.

Lorsque enfin toutes trois descendirent l’échelle de leur galetas, Brusco était déjà dehors avec ses fils, à bord du bateau amarré dans le petit canal qui longeait les arrières de la maison. Brusco leur aboya de se dépêcher, comme il le faisait chaque matin. Ses fils aidèrent Talea et Brea à s’embarquer à leur tour. A Cat incombait la tâche de les désarrimer de l’appontement, de larguer l’amarre à Brea puis d’écarter le bateau du quai en le repoussant avec son pied botté. Enfin, tandis que les fils de Brusco s’arc-boutaient déjà sur leurs perches, elle prit son élan pour franchir d’un bond l’espace qui s’élargissait entre la terre ferme et le pont du bateau.

Après quoi elle n’eut rien d’autre à faire que de se tenir longtemps tranquille à bâiller, tandis que Brusco et ses fils les véhiculaient au travers de l’obscurité qui précède l’aube en traçant leur route dans un dédale inextricable de canaux minuscules. La journée s’annonçait sous les apparences d’une rareté, avec un froid vif et une atmosphère limpide et brillante. Braavos ne possédait que trois variétés de temps ; vilain avec le brouillard, pire avec la pluie, détestable avec les giboulées givrantes. Il arrivait toutefois que de loin en loin survienne un matin où l’aurore apparaissait toute bleue et rose et où l’air avait une acuité vivifiante et salée. C’étaient là les jours favoris de Cat.

Quand ils eurent atteint la large voie d’eau toute droite qu’on appelait le Long Canal, ils y virèrent vers le sud pour gagner le marché au poisson. Assise les jambes en tailleur, Cat réprima un bâillement tout en s’efforçant de se rappeler les détails de son rêve. J’ai rêvé que j’étais redevenue un loup. Les odeurs étaient ce dont elle se souvenait le plus nettement : celles des arbres et de l’humus, celle de ses frères de meute, des relents de cheval et d’homme et de daim, chacune de ces senteurs distincte des autres, et les effluves âcres, acérés, toujours identiques, eux, de la peur. Certaines nuits, les rêves de loup étaient empreints d’une telle vivacité qu’elle pouvait entendre hurler ses frères même quand elle se réveillait, et, une fois, Brea lui avait affirmé qu’elle grondait dans son sommeil en se démenant sous les couvertures. Elle avait cru qu’il s’agissait là d’un stupide mensonge jusqu’à ce que Talea lui confirme également le fait.

Je ne devrais pas continuer à faire des rêves de loup, se dit-elle. Je suis maintenant un chat, pas un loup. Je suis Cat des Canaux. Les rêves de loup appartenaient à Arya, de la maison Stark. Mais elle avait beau essayer de son mieux, elle ne parvenait pas à se débarrasser d’Arya. Qu’elle dormît dans les soubassements du temple ou dans la petite chambre des combles avec les filles de Brusco ne changeait strictement rien, les rêves de loup persistaient à la hanter, la nuit... Et d’autres rêves aussi parfois.

Les rêves de loup étaient les rêves agréables. Dans les rêves de loup, elle était rapide et puissante, elle abattait sa proie, talonnée par sa meute. C’étaient les autres rêves qu’elle exécrait, ceux où elle avait deux pieds au lieu de quatre pattes. Dans ceux-là, elle était toujours à la recherche de sa mère et trébuchait dans une contrée dévastée, boueuse, sanglante et en feu. Il pleuvait toujours, dans ces rêves-là, et elle percevait distinctement les cris de sa mère, mais un monstre à tête de chien l’empêchait d’aller la sauver. Dans ces rêves-là, elle était toujours en train de pleurer, comme une fillette effarée. Les chats ne pleurent jamais, se dit-elle, non plus que les loups. Ce n’est rien de plus que des rêves stupides.

Le Long Canal mena le bateau de Brusco sous les dômes de cuivre vert du Palais de la Vérité puis sous les hautes tours carrées des Prestayn et des Antaryon avant de passer sous les immenses arches grises de la rivière d’eau douce en direction du district connu sous la dénomination de Ville Ensablée, dont les édifices étaient tout à la fois de dimensions plus modestes et d’aspect moins spectaculaire. D’ici quelques heures, le canal serait embouteillé par des barges et des barques serpents, mais dans les ténèbres de l’avant-aube, ils avaient la voie d’eau quasiment pour eux seuls. Brusco aimait bien parvenir au marché au poisson juste au moment où le Titan proclamait en rugissant le lever du soleil. Sa voix tonitruante retentissait à travers la lagune, certes affaiblie par la distance mais encore assez forte pour réveiller la ville endormie.

Quand Brusco et ses fils s’amarrèrent auprès du marché au poisson, celui-ci grouillait déjà de vendeurs de harengs, de marchandes de morues, d’ostréiculteurs, de ramasseurs de palourdes, d’intendants, de cuisiniers, de bonnes femmes et de matelots débarqués des galères qui marchandaient tous en échangeant de grands coups de gueule pendant qu’ils examinaient la pêche du jour. Brusco se baladait d’un bateau à l’autre pour jeter un œil à tout ce qui était coquillage ou crustacé, et il tapotait de temps à autre une futaille ou une caisse du bout de sa canne. « Celle-ci, disait-il. Oui. » Toc toc. « Celle-ci. » Toc toc. « Non, pas celle-là. Celle-ci. » Toc. Il n’était pas du genre bavard. Talea disait de son père qu’il était aussi avare de ses mots que de ses liards. Huîtres, palourdes, crabes, moules, coques, crevettes roses quelquefois... Telles étaient en tout et pour tout ses acquisitions quotidiennes, son choix se portant uniquement sur ce qui lui paraissait être de la meilleure qualité. C’était eux quatre qui se chargeaient de transporter au fur et à mesure jusqu’au bateau les futailles et les caisses qu’il tapotait, ses problèmes de dos lui interdisant de soulever lui-même quoi que ce soit de plus pesant qu’une chope de bière brune.

Cat empestait la poiscaille et la saumure lorsqu’ils reprenaient le chemin de la maison. Elle s’y était tellement accoutumée que c’était à peine si elle s’en apercevait encore. Il lui était égal d’avoir à travailler. Lorsqu’elle avait d’aventure les muscles tout endoloris par l’enlèvement d’une caque ou que le poids qu’elle charriait lui martyrisait l’échine, elle se disait simplement qu’elle devenait ainsi plus solide.

Une fois embarquée toute sa cargaison, Brusco les faisait à nouveau déborder, et ses fils se remettaient à peser sur leurs perches pour remonter le Long Canal. Brea et Talea prenaient place à l’avant pour se chuchoter des choses. Cat savait qu’elles parlaient du petit ami de Brea, celui qu’elle rejoignait en grimpant sur le toit, une fois leur père endormi.

« Apprends toujours trois choses nouvelles avant de venir nous rendre visite », avait ordonné à Cat l’homme plein de gentillesse, le jour où il l’avait envoyée dans la ville. Elle s’y employait avec constance. Parfois, cela n’aboutissait qu’à l’apprentissage de trois mots supplémentaires en langue braavienne. Parfois, sa cueillette consistait en histoires de matelots portant sur des événements bizarres et merveilleux survenus dans le vaste monde humide au-delà des îles de Braavos, guerres et pluies de crapauds et éclosion de dragons. Il lui arrivait aussi d’apprendre trois nouvelles blagues ou trois nouvelles devinettes, ou des combines en usage dans tel ou tel commerce. Enfin, de-ci de-là, elle surprenait un secret.

Braavos était une ville faite pour les secrets, une ville de brouillards et de masques et de rumeurs sourdes. Son existence même était restée secrète pendant un siècle, à ce qu’avait appris Cat ; et sa localisation était demeurée cachée trois fois plus longtemps. « Les neuf Cités libres sont les filles de la défunte Valyria, lui avait appris l’homme plein de gentillesse, alors que Braavos est l’enfant bâtard qui s’est enfui de la maison. Nous sommes un peuple de métis, les fils d’esclaves, de voleurs et de putains. Nos ancêtres sont venus d’une cinquantaine de contrées différentes dans ce pays de refuge pour échapper aux seigneurs du dragon qui les avaient asservis. Une cinquantaine de dieux arrivèrent avec eux, mais il est un dieu unique qu’ils avaient tous en commun.

— Celui qui a maintes faces.

— Et maints noms, avait dit l’homme plein de gentillesse. A Qohor, il est la Chèvre Noire, à Yi Ti le Lion de Nuit, à Westeros l’Etranger. Tous les hommes doivent finalement s’incliner devant lui, qu’ils adorent les Sept ou le Maître de la Lumière, la Lune Mère ou le dieu Noyé ou le Grand Berger. L’humanité tout entière lui appartient... Sinon il y aurait quelque part au monde un peuple assuré de vivre à jamais. As-tu connaissance d’un quelconque peuple qui vive éternellement ?

— Non, répondit-elle. Tous les hommes doivent mourir. »

Cat trouvait toujours l’homme plein de gentillesse en train de l’attendre quand elle retournait au temple de la butte en catimini, la nuit où la lune devenait noire. « Que sais-tu que tu ne savais pas lorsque tu nous as quittés ? » lui demandait-il invariablement.

« Je sais ce que Beqqo l’Aveugle met dans la sauce épicée dont il nappe ses huîtres, répondait-elle. Je sais que les histrions de La Lanterne bleue vont représenter Le Seigneur à la mine affligée, et que les histrions du Navire entendent répliquer avec Sept rameurs ivres. Je sais que le libraire Lotho Lornel couche dans la demeure du capitaine-marchand Moredo Prestayn chaque fois que l’honorable capitaine-marchand s’absente pour un voyage, et qu’il en décampe chaque fois que le Vixen rentre au port.

— Il est bon de savoir ces choses-là. Et qui es-tu ?

— Personne.

— Mensonge. Tu es Cat des Canaux, je te connais bien. Va dormir, enfant. Il te faudra servir demain matin.

— Tous les hommes doivent servir. » Et elle le faisait, trois jours tous les trente. Quand la lune était noire, elle n’était personne, une servante du dieu Multiface vêtue d’une robe blanche et noire. Elle marchait auprès de l’homme plein de gentillesse dans les ténèbres parfumées, sa lanterne de fer à la main. Elle lavait les morts, fouillait leurs vêtements et comptait leur pécule. Certains jours, elle aidait Umma aux cuisines, hachait de gros champignons blancs et désarêtait du poisson. Mais uniquement quand la lune était noire. Le reste du temps, elle était une petite orpheline qui, chaussée de bottes éculées trop grandes pour ses pieds et drapée dans un manteau brun dont l’ourlet s’effilochait, criait : « Moules et coques et palourdes », tout en poussant sa carriole à travers le port du Chiffonnier.

Cette nuit, la lune serait noire, elle le savait ; la nuit précédente, il ne restait plus guère de l’astre qu’une fine lamelle « Que sais-tu que tu ne savais pas lorsque tu nous as quittés ? » questionnerait l’homme plein de gentillesse dès qu’il la verrait. Je sais que la fille de Brusco rencontre un garçon sur le toit quand son père s’est endormi, songea-t-elle. Brea lui permet de la toucher, d’après ce que dit Talea, bien qu’il ne soit qu’un rat de gouttière, et que tous les rats de gouttière passent pour être des voleurs. Mais cela ne faisait qu’une seule chose. Il lui en faudrait deux de plus. Elle n’en fut pas inquiète. Il y avait toujours des choses nouvelles à apprendre du côté des bateaux.

Une fois de retour à la maison, Cat aida les fils de Brusco à débarquer les achats. Le père et ses filles répartirent ceux-ci entre trois carrioles, tout en installant les divers produits sur des couches successives d’algues. « Revenez quand tout sera vendu », dit-il aux gamines, ainsi qu’il le faisait chaque matin, et elles partirent crier leurs denrées. Brea pousserait sa carriole jusqu’au port Pourpre, où étaient ancrés les vaisseaux dont les matelots braaviens constituaient sa clientèle. Talea irait tenter sa chance dans les ruelles qui entouraient le Bassin de la Lune ou parmi les temples de l’île des Dieux. Cat se dirigea quant à elle vers le port du Chiffonnier, comme elle le faisait neuf jours sur dix.

Les Braaviens seuls étaient autorisés à se servir du port Pourpre, qui s’étendait de la Ville Noyée au palais du Seigneur de la Mer ; les bâtiments des cités sœurs et du reste du vaste monde étaient, eux, tenus de mouiller dans le port du Chiffonnier, plus pauvre, plus rudimentaire et plus crasseux que le précédent. Il était aussi plus bruyant, car les marins et les marchands d’une cinquantaine de contrées différentes bondaient ses ruelles et ses quais, mêlés à ceux qui les servaient ou faisaient d’eux leurs proies. C’était l’endroit de Braavos que Cat aimait le plus. Elle en aimait bien le vacarme et les odeurs étranges, et elle aimait bien voir quels navires y avait amenés la marée du soir et quels navires avaient repris le large. Elle aimait bien les matelots aussi : les exubérants Tyroshis, leurs voix de stentors et leurs favoris teints ; les Lysiens blonds qui essayaient toujours de lui faire baisser ses prix ; les Ibbéniens trapus, velus, grommelant des malédictions d’une voix grave et râpeuse. Ses préférés étaient cependant ceux des îles d’Eté : leur peau était aussi lisse et sombre que du bois de teck, ils portaient des manteaux de plumes bariolés de jaune, de rouge et de vert, et leurs bateaux-cygnes avaient des mâts chargés d’immenses voiles blanches magnifiques.

Puis il s’y trouvait aussi, quelquefois, des hommes originaires de Westeros, rameurs et marins déversés à terre par des caraques de Villevieille, par des galères marchandes de Sombreval, de Port-Réal et de Goëville, par des cargos à vin pansus de la Treille. Cat connaissait les termes braaviens signifiant moules et coques et palourdes mais, sur le port du Chiffonnier, elle criait sa camelote dans la langue du commerce, la langue des quais, des docks et des tavernes à matelots, un immonde sabir de mots et de phrases tirés d’une douzaine d’idiomes et accompagnés de signes de main et de gestes pour la plupart injurieux. Cat avait une furieuse prédilection pour ces façons-là. Quiconque lui cherchait des noises était assuré de se voir faire la figue, voire de s’entendre portraiturer comme un con de chamelle ou un trou du cul. « Peut-être bien que je n’ai jamais vu de chameau, disait-elle à ses tourmenteurs, mais les cons de chamelle, je les reconnais à l’odeur ! »

Lorsqu’il arrivait, mais c’était très rare, que l’un d’eux s’en offusque et devienne agressif, alors, elle avait son canif. Elle le maintenait extrêmement pointu, et elle connaissait aussi la manière de s’en servir. Roggo le Rouge l’en avait instruite au Havre heureux, un après-midi où il attendait que Lanna se libère. Il lui avait appris à le planquer dans sa manche et à l’en extraire en cas d’urgence, tout comme à trancher les liens d’une escarcelle avec tant de prestesse et de doigté que toute la pécune s’en trouvait dépensée avant que le propriétaire ne se soit seulement avisé de sa disparition. C’était une bonne chose à savoir, l’homme plein de gentillesse en convint lui-même ; notamment la nuit, quand les spadassins et les rats de gouttière étaient en maraude.

Cat s’était fait des amis sur les quais : débardeurs et histrions, cordiers et ravaudeurs de voiles, taverniers, brasseurs et boulangers et mendiants et putains. Ils lui achetaient des palourdes et des coques, lui racontaient des histoires véridiques sur Braavos et des mensonges sur leur propre existence, et sa façon de baragouiner les faisait rigoler quand elle essayait de parler braavien. Elle ne se laissait pas démonter pour si peu. En guise de riposte, elle leur faisait la figue aux uns comme aux autres et les traitait de cons de chamelle, ce qui les faisait hurler de rire. Gyloro Dothare lui enseigna des chansons dégueulasses, et Gyleno, son frère, lui révéla les meilleurs coins pour attraper des anguilles. Les histrions du Navire lui montrèrent comment se campe un héros, et ils lui dévoilèrent des tirades extraites de La Chanson de la Rhoyne, des Deux épouses du conquérant et de La Brave Dame du marchand. Quill, le petit homme aux yeux tristes qui fabriquait toutes les farces graveleuses du Navire, offrit de lui apprendre à embrasser comme une femme, mais Tagganaro mit un terme à l’affaire en l’assommant avec une morue. Cossomo le Conjurateur l’initia aux tours de passe-passe. Il avalait des souris qu’il retirait ensuite des oreilles de Cat. « C’est de la magie, disait-il. Non pas, répliquait-elle. Les souris n’ont jamais quitté votre manche. Je les y voyais bouger. »

« Huîtres, palourdes et coques », tels étaient ses mots magiques personnels, et ils lui permettaient de se transporter à peu près n’importe où. Elle était montée à bord de vaisseaux en provenance de Lys, de Villevieille et du port d’Ibben vendre ses huîtres directement sur le pont. Certains jours, elle poussait sa carriole jusqu’aux tours des puissants pour proposer des palourdes cuites aux gardes en sentinelle devant les porches. Un jour, elle cria ses produits sur les marches du Palais de la Vérité, et lorsqu’un concurrent prétendit l’en chasser, elle lui retourna sa carriole cul par-dessus tête pour en éparpiller les coquillages sur les pavés. Des officiers des Douanes du port Echiqueté faisaient partie de sa clientèle, ainsi que des pagayeurs de la Ville Noyée dont les dômes et les tours émergeaient des eaux vertes de la lagune. Une fois, son flux lunaire ayant obligé Brea à rester alitée, Cat roula sa carriole vers le port Pourpre pour écouler des crevettes et des crabes auprès des rameurs de la barge de plaisance du Seigneur de la Mer, tapissée de la poupe à la proue de physionomies rieuses. D’autres jours, elle longeait la rivière d’eau douce jusqu’au Bassin de la Lune. Elle y avait aussi bien pour pratiques des spadassins vêtus de satins mi-partis que des officiers de justice et des huissiers d’aspect terne avec leurs manteaux gris et bruns. Mais c’était au port du Chiffonnier qu’elle revenait toujours.

« Huîtres, palourdes et coques ! » s’époumonait-elle tout en poussant sa carriole le long des quais. « Moules, crevettes et coques ! » Un chat au pelage orange crasseux se mit à la suivre, attiré par le tapage de ses appels. Plus loin un nouveau chat fit son apparition, celui-ci d’un gris dépenaillé que rehaussait un moignon de queue. Les chats aimaient bien l’odeur de Cat. Il y avait des jours où elle en traînait une douzaine dans son sillage avant le coucher du soleil. De temps à autre, elle leur lançait une huître et les observait pour voir lequel d’entre eux se l’adjugerait. Les plus gros matous gagnaient rarement la partie, remarqua-t-elle ; neuf fois sur dix, la prise revenait à un animal plus petit, plus rapide, efflanqué, piètre et famélique. Comme moi, se disait-elle. Son favori était un vieux mâle maigrichon dont l’oreille en loques lui remémorait celui qu’elle avait jadis pourchassé tout autour du Donjon Rouge. Non, ça, c’était une autre fille, pas moi.

Deux des vaisseaux qui se trouvaient là la veille avaient appareillé, vit-elle, mais cinq bâtiments nouveaux avaient accosté : une modeste caraque nommée Le Singe dévergondé ; un colossal baleinier d’Ibben qui puait le sang, le bitume et l’huile de baleine ; deux cargos de Pentos passablement avariés ; une fine galère verte enfin de l’Ancienne Volantys. Cat se planta au pied de chacune de leurs passerelles pour crier ses palourdes et ses huîtres, d’abord en langue de commerce puis derechef en Langue Commune de Westeros. Un homme d’équipage du baleinier l’accabla de malédictions si tonitruantes qu’il fit déguerpir les chats affolés, et un rameur de Pentos lui demanda le prix qu’elle réclamait pour la palourde de son entrecuisse, mais elle remporta plus de succès auprès des autres navires. Un officier en second de la galère verte goba une demi-douzaine d’huîtres et lui conta comment son capitaine avait été tué lors d’une tentative d’abordage effectuée par des pirates lysiens près des Degrés de Pierre. « Ce salopard de Saan, c’était, avec Le Fils de la Vieille Mère et son grand Valyrien. On s’en est tirés, mais d’extrême justesse. »

Le petit Singe dévergondé se révéla être de Goëville et monté par un équipage d’Ouestriens qui furent enchantés d’avoir quelqu’un à qui parler en Langue Commune. L’un d’eux s’étant étonné de ce qu’une gamine de Port-Réal en soit venue à vendre des moules sur les docks de Braavos, elle dut débiter sa petite fable. « Nous allons rester ici quatre jours et quatre longues nuits, lui dit un autre matelot. Où c’est-y qu’un homme doit aller pour trouver à s’amuser un brin ?

— Les comédiens du Navire sont en train de donner Sept rameurs ivres, répondit-elle, et il y a des combats d’anguilles au Cellier tacheté, là-bas, près des portes de la Ville Noyée. Ou bien, si vous en avez envie, vous pouvez aller près du Bassin de la Lune, les spadassins s’y affrontent en duel la nuit.

— Ouais, tout ça c’est bien bon, convint un troisième, mais ce que Wat désire en réalité, c’est une femme.

— Les meilleures putes sont au Havre heureux, de ce côté-là, tout près de l’endroit où est amarré le Navire des comédiens. » Elle tendit le doigt. Certaines des putains du quartier des docks étaient des frimeuses, et les matelots fraîchement débarqués ne savaient jamais lesquelles. La pire était S’vrone. Tout le monde l’accusait d’avoir dépouillé et tué une douzaine de types avant de rouler leurs cadavres dans le canal pour engraisser les anguilles. La Fille Soûle pouvait être avenante à jeun, mais pas quand elle était bourrée. Et Jeyne le Chancre était en fait un homme. « Demandez Merry. Meralyn est son véritable nom, mais tout le monde l’appelle Merry, et ça, joviale [1], elle l’est. » Merry achetait à Cat une douzaine d’huîtres chaque fois qu’elle passait auprès du bordel, puis elle les partageait avec ses pensionnaires. Elle avait bon cœur, personne n’en disconvenait. « Ça, et la plus grosse paire de nichons de tout Braavos », aimait à fanfaronner Merry en personne.

Ses « filles » étaient tout aussi gentilles : Bethany la Rougissante et la Femme du matelot, la borgne Yna qui pouvait vous dire la bonne aventure à partir d’une goutte de sang, l’Ibbénienne avec sa moustache. Elles pouvaient bien n’être pas belles, n’empêche qu’elles se montraient gracieuses envers Cat. « Le Havre heureux est l’endroit où vont tous les débardeurs, assura-t-elle à ses interlocuteurs du Singe dévergondé. Comme le dit Merry : "Les gars déchargent les navires, et mes filles déchargent les gars qui naviguent dessus."

— Et les putains fantastiques dont les chanteurs nous rebattent les oreilles ? » demanda le plus jeune des singes, un garçon roux moucheté de son qui devait avoir seize ans tout au plus. « Elles sont aussi jolies qu’ils le prétendent ? Où c’est-y que je pourrais m’en dégotter une ? »

Ses camarades le regardèrent en éclatant de rire. « Par les sept enfers, morveux ! s’exclama l’un d’eux. Ça se pourrait bien que notre capitaine, il ait les moyens de se farcir une cortya-zane, mais encore faudrait qu’y vende d’abord son bougre de bateau ! Cette variété-là de cramouilles, c’est pour les lords et les pareils au même, pas pour la bougraille que nous autres on est. »

Les courtisanes de Braavos étaient fameuses dans le monde entier. Les chanteurs les célébraient, les orfèvres et les joailliers les couvraient de cadeaux, les artisans quémandaient l’honneur de leur clientèle, les princes marchands payaient des sommes royales pour leur donner le bras lors des bals, des festins et des spectacles de comédie, et les spadassins s’entre-tuaient en leur nom. Pendant qu’elle poussait sa carriole le long des quais, Cat apercevait parfois l’une d’elles passer sur les eaux du canal, en route pour quelque soirée avec un amant. Chacune possédait sa barge personnelle et des serviteurs attitrés pour la conduire, arc-boutés sur leurs perches, à ses rendez-vous galants. La Poétesse tenait toujours un livre à la main, la Sélénombre ne se vêtait que de blanc et d’argent, et la Reine des Tritons ne se montrait jamais qu’escortée de ses Sirènes, quatre jouvencelles dans tout l’éclat de leur première floraison qui portaient sa traîne et la coiffaient. Toutes étaient plus belles les unes que les autres. Même la Dame Voilée était une beauté, mais elle ne laissait jamais voir son visage qu’à ceux qu’elle prenait pour amants.

« J’ai vendu trois coques à une courtisane, confia Cat aux matelots. Elle m’a hélée pendant qu’elle descendait de sa barge. » Brusco l’avait formellement avertie qu’elle ne devait sous aucun prétexte adresser la parole à une courtisane à moins que celle-ci ne la lui eût d’abord adressée, mais la femme lui avait souri, et elle lui avait payé ses coques en bel et bon argent dix fois le prix qu’elles valaient.

« Laquelle que c’était, pour le coup ? La Reine des Coques, c’était-y ?

— La Perle Noire », leur révéla-t-elle. Merry prétendait que la Perle Noire était la plus réputée de toutes les courtisanes. « Elle est descendue des dragons, celle-là, avait dit la tenancière à Cat. La première Perle Noire était une reine pirate. Un prince de Westeros la prit pour maîtresse et eut d’elle une fille qui devint par la suite une courtisane. Sa propre fille a suivi ses traces, puis sa fille à elle et ainsi de suite jusqu’à ce que t’aies celle de maintenant. Qu’est-ce qu’elle t’a dit, Cat ?

— Elle a dit : "Je prendrai trois coques", et puis : "Est-ce que tu as de la sauce épicée, petite ?" répondit-elle.

— Et tu as dit quoi, toi ?

— J’ai dit : "Non, ma dame", avant d’ajouter : "Ne m’appelez pas petite. Je m’appelle Cat." Il faudrait que j’aie de la sauce épicée. Beqqo en a, et il vend trois fois plus d’huîtres que Brusco. »

Cat avait aussi parlé de la Perle Noire à l’homme plein de gentillesse. « Son nom véritable est Bellegere Otherys », l’informa-t-elle. C’était l’une des trois choses qu’elle avait apprises.

« En effet, dit le prêtre d’une voix douce. Celui de sa mère était Bellonara, mais la première Perle Noire se prénommait également Bellegere. »

Mais, en l’occurrence, Cat se douta que les hommes du Singe dévergondé se soucieraient comme d’une guigne du prénom de la mère d’une courtisane. Aussi préféra-t-elle leur demander des nouvelles des Sept Couronnes et de la guerre.

« La guerre ? s’esbaudit l’un d’eux. Quelle guerre ? Y a pas de guerre !

— Pas à Goëville, reprit un autre. Pas dans le Val. Le petit lord continue de nous maintenir en dehors de ces salades, pareil que faisait sa mère. »

Pareil que faisait sa mère. La dame du Val était la sœur de sa propre mère. « Lady Lysa, fit-elle, est-ce qu’elle est... ?

— ... morte ? acheva le gamin moucheté de son qui avait la cervelle farcie de courtisanes. Et comment ! Assassinée par son troubadour attitré.

— Oh. » Ça ne me concerne pas du tout. Cat des Canaux n’a jamais eu de tante. Jamais de la vie. Elle releva là-dessus les brancards de sa carriole et s’éloigna du Singe dévergondé en cahotant sur les pavés. « Huîtres, palourdes et coques ! se remit-elle à crier. Huîtres, palourdes et coques ! » Elle vendit la plus grande partie de ses palourdes aux débardeurs qui déchargeaient le gros cargo à vin de la Treille, puis le reste aux hommes qui réparaient une galère marchande de Myr salement mise à mal par les tempêtes.

Plus loin sur les quais, elle tomba sur Tagganaro qui s’était assis par terre, adossé contre une pile, avec Casso, le Roi des Phoques, à ses côtés. Il lui acheta quelques moules, et Casso aboya, tout en la laissant secouer sa nageoire. « Tu viens travailler avec moi, Cat », la pressa Tagganaro pendant qu’il aspirait les moules hors de leurs coquilles. Il n’avait pas arrêté de se chercher un partenaire depuis que la Fille Soûle avait planté son couteau dans la main de Petit Narbo. « Je te donne plus que Brusco, et tu ne sentirais pas le poisson comme ça.

— Casso ne déteste pas mon odeur », répondit-elle. Le Roi des Phoques aboya, comme pour exprimer son accord. « Est-ce que la main de Narbo ne va pas mieux ?

— Trois doigts ne plient pas, gémit Tagganaro entre deux moules. A quoi ça sert, un coupeur de bourse qui ne peut pas utiliser ses doigts ? Narbo était doué pour trifouiller les poches, plus que pour trifouiller les putes.

— Merry dit pareil. » Cat s’attrista. Elle aimait bien Petit Narbo, tout voleur qu’il était. « Qu’est-ce qu’il va faire ?

— Se mettre à tirer la rame, il dit. Deux doigts suffisent pour ça, il pense, et le Seigneur de la Mer est toujours en quête de rameurs supplémentaires. Je lui dis : "Narbo, non. La mer est plus froide qu’une pucelle et plus cruelle qu’une putain. Vaudrait mieux te couper la main puis mendier." Casso sait que j’ai raison. Pas vrai, Casso ? »

Le phoque aboya, et Cat ne put s’empêcher de sourire. Elle lança une nouvelle coque de son côté avant de se remettre en chemin du sien.

Le jour n’était pas loin de tomber quand elle parvint au Havre heureux, dans la ruelle en face de l’endroit où était ancré Le Navire. Quelques-uns des comédiens étaient installés sur le pont sévèrement incliné du rafiot, et ils faisaient circuler de main en main une gourde de vin, mais lorsqu’ils aperçurent la carriole de Cat, ils dégringolèrent de leur perchoir pour réclamer des huîtres. Elle leur demanda comment marchait Sept rameurs ivres. Joss la Morosité secoua la tête. « Quence a fini par surprendre Alaquo au pieu avec Sloey. Ils se sont rués l’un sur l’autre avec des épées de scène puis nous ont lâchés tous les deux. Nous ne serons que cinq rameurs ivres, ce soir, apparemment.

— Nous nous efforcerons de compenser le manque de rameurs par une surenchère dans l’ivresse, déclara Myrmello. Je me fais fort pour ma part, moi, d’être à la hauteur de la tâche.

— Petit Narbo veut devenir rameur, leur rapporta Cat. Si vous le preniez, vous seriez six, alors.

— Tu ferais mieux d’aller voir Merry, lui dit Joss. Tu sais comme elle vire au vinaigre, quand elle n’a pas ses huîtres. »

Or, lorsque Cat se faufila dans le bordel, elle trouva la taulière assise dans la salle commune et en train d’écouter, les paupières closes, Dareon grattouiller sa harpe. Yna s’y tenait aussi, occupée à natter la longue chevelure fine et dorée de Lanna. Encore une autre de ces stupides chansons d’amour. Lanna passait son temps à supplier le chanteur de lui jouer de stupides chansons d’amour. Seulement âgée de quatorze printemps, elle était la benjamine des pensionnaires. De là résultait que Merry exigeait trois fois plus cher pour elle que pour n’importe laquelle de ses autres « filles », savait Cat.

La vue de Dareon installé là de manière aussi éhontée, faisant les yeux doux à Lanna pendant que ses doigts virevoltaient sur les cordes de son instrument, la mit en colère. Les putains l’appelaient le chanteur noir, malgré le fait que l’on repérait à peine la moindre trace de noir dans son accoutrement. Grâce à l’argent que lui rapportait son art, le corbeau s’était métamorphosé en paon. Il portait ce jour-là un manteau de peluche violette bordée de vair, une tunique à rayures blanches et lilas et les chausses mi-parties rutilantes d’un spadassin, mais il possédait aussi deux autres manteaux, l’un de soie, le second de velours lie-de-vin soutaché de brocart d’or. Il n’avait de noir que ses bottes. Cat avait entendu dire à Lanna qu’il avait bazardé dans un canal tout le reste de son ancienne tenue. « C’en est terminé pour moi des ténèbres », avait-il annoncé.

Il était membre de la Garde de Nuit, songea-t-elle, tandis qu’il célébrait une dame stupide qui, du haut d’une tour stupide, se précipitait stupidement dans le vide sous prétexte que son stupide prince était mort. La dame devrait aller tuer les meurtriers de son prince. Et le chanteur devrait être sur le Mur. Lorsque Dareon s’était présenté pour la première fois au Havre heureux, il s’en était failli de peu qu’Arya ne lui demande s’il voudrait bien l’emmener quand il retournerait à Fort-Levant, mais elle s’en était abstenue lorsqu’elle l’avait entendu dire à Bethany qu’il n’y remettrait jamais les pieds. « Lits durs, morue salée et veilles interminables, voilà ce que c’est que le Mur, avait-il ajouté. En plus, il n’y a pas une seule fille à Fort-Levant moitié si mignonne que toi. Comment pourrais-je jamais te quitter ? » Cat l’avait surpris à servir la même salade à Lanna, tout autant qu’à l’une des putains de La Chattière, et même au Rossignol, la nuit où il jouait à La Maison des sept lampes.

Dommage que je ne me sois pas trouvée là celle où le gros lard l’a tabassé. Les pensionnaires de Merry s’en tenaient encore les côtes. Yna disait que l’obèse était devenu rouge comme une betterave chaque fois qu’elle le touchait, mais que, lorsqu’il s’était mis à faire des histoires, Merry avait commandé de le foutre à la porte et de le balancer dans le canal.

Cat était en train de penser à lui et de se rappeler comment elle l’avait arraché aux griffes de Terro et d’Orbelo quand la Femme du matelot surgit à ses côtés. « Il chante une jolie chanson, souffla-t-elle tout bas en Langue Commune de Westeros. Il faut que les dieux l’aient aimé pour le doter d’une voix pareille et de ce beau visage en plus. »

Il est beau de visage et ignoble de cœur, songea Arya, mais en gardant sa réflexion pour elle. Dareon s’était un jour marié avec la Femme du matelot, qui ne consentait à coucher qu’avec les hommes qui l’épousaient. Le Havre heureux était parfois le théâtre de trois ou quatre épousailles par nuit. C’était souvent cette joyeuse éponge à vin de prêtre rouge Ezzelyno qui célébrait le rituel. Sinon, c’était Eustace, un ancien septon du septuaire d’Outre-la-Mer. Si l’on n’avait ni prêtre ni septon sous la main, l’une des putains se précipitait au Navire pour en ramener l’un des histrions. Merry ne manquait jamais d’affirmer que les histrions, surtout Myrmello, jouaient beaucoup mieux les religieux que les religieux eux-mêmes.

Ces noces étaient tapageuses et comiques, et l’on y buvait sec. Chaque fois que Cat se tenait là d’aventure avec sa carriole, la Femme du matelot exigeait de son nouveau mari qu’il achète des huîtres pour bien bander lors de la consommation. Elle était bonne à cet égard, et prompte à rire aussi, mais Cat lui trouvait quand même quelque chose de triste au fond.

A en croire les autres putains, la Femme du matelot se rendait en visite dans l’île des Dieux les jours où elle était en pleine floraison, et elle connaissait tous les dieux qui résidaient là, même ceux que Braavos avait oubliés. A les en croire encore, elle allait y prier pour son premier mari, son vrai mari, qui s’était perdu en mer quand elle n’était pas plus âgée que Lanna. « Elle se figure que si elle arrive à trouver le dieu convenable, peut-être qu’il fera souffler les vents qui lui ramèneront son amour d’autrefois », commentait la borgne Yna, qui la connaissait depuis plus longtemps que quiconque, « mais moi je prie pour que ça n’arrive jamais. Son amour est mort, le goût de son sang me l’a révélé sans conteste. S’il devait jamais lui revenir, ce sera sous la forme d’un cadavre. »

La chanson de Dareon s’achevait enfin. Pendant que les dernières notes se dissipaient dans l’air, Lanna poussa un soupir, et le chanteur rangea sa harpe avant d’attirer l’adolescente dans son giron. Il venait tout juste de commencer à la tripoter quand Cat claironna : « Y a des huîtres, s’y a quelqu’un qu’en veut ! », et Merry rouvrit les yeux en sursaut. « Bon, dit la taulière. Apporte-les dedans, mon enfant. Yna, va chercher du vinaigre et du pain. »

Le soleil pendait dans le ciel, rouge et bouffi, derrière les rangées de mâts quand Cat quitta Le Havre heureux, sa bourse dodue de pièces et sa carriole vide, hormis quelques poignées d’algues et de sel. Dareon partait lui aussi. Il avait promis de chanter à l’auberge de L’Anguille verte, cette nuit-là, lui confia-t-il tandis qu’ils déambulaient de conserve. « Chaque fois que je m’y produis, je rafle tout plein d’argent, se vanta-t-il, et il y a là, certaines soirées, des capitaines et des armateurs. » Ils traversèrent un petit pont puis descendirent une arrière-ruelle en zigzag pendant que les ombres du jour devenaient de plus en plus longues. « Bientôt, je jouerai au Pourpre, et après ça au Palais du Seigneur de la Mer », poursuivit-il. La carriole vide de Cat cliquetait bruyamment sur les pavés, produisant par là sa propre sorte de musique ferraillante. « Hier, j’ai mangé des harengs avec les putains mais, dans moins d’un an, je dégusterai du crabe empereur avec des courtisanes.

— Qu’est-il advenu de votre frère ? demanda-t-elle. Le gros lard. Est-ce qu’il a fini par trouver un bateau pour Villevieille ? Il disait qu’il était censé naviguer à bord de la Dame Ushanora.

— Nous l’étions tous. Ordre de lord Snow. J’ai dit à Sam : "Lâche le vieux", mais ce gros imbécile n’a pas voulu m’écouter. » Les derniers rayons du soleil couchant miroitèrent dans ses cheveux. « Eh bien, c’est trop tard, maintenant.

— Exact », conclut-elle alors qu’ils pénétraient dans l’obscurité d’une ruelle étroite et tortueuse.

Lorsqu’elle arriva chez elle, le soir déployait des nappes de brouillard au-dessus du petit canal. Après avoir remisé sa carriole, elle rejoignit Brusco dans la pièce où il tenait ses comptes, et elle déposa, boum ! sa bourse sur la table devant lui. Elle y déposa aussi, boum ! les bottes.

Brusco tapota la bourse. « Bien. Mais ça, c’est quoi ?

— Des bottes.

— Il est difficile de trouver de bonnes bottes, dit-il, mais celles-ci sont trop étroites pour mes pieds. » Il en rafla une pour loucher dessus.

« La lune sera noire, cette nuit, lui rappela-t-elle.

— Mieux vaut faire tes prières, alors. » Il écarta les bottes et fit ruisseler les pièces pour les compter. « Valar dohaeris. »

Valar morghulis, songea-t-elle.

Le brouillard montait de toutes parts quand elle se remit à parcourir les rues de Braavos. Elle frissonnait un peu lorsqu’elle franchit la porte en bois de barral de la Demeure du Noir et du Blanc. A l’intérieur ne brûlaient que quelques chandelles, ce soir-là, qui clignotaient comme des étoiles déchues. Dans les ténèbres, tous les dieux étaient des étrangers.

Une fois dans les caves, elle dénoua le manteau râpé de Cat, retira par-dessus sa tête la tunique brune douteuse de Cat, se débarrassa à grandes ruades des bottes maculées de sel de Cat, s’extirpa des sous-vêtements de Cat et prit un bain d’eau citronnée pour éliminer l’odeur même de Cat des Canaux. Quand elle en refit surface, toute rose de s’être savonnée et récurée à fond, ses cheveux noirs plaqués sur les joues, Cat avait disparu. Elle revêtit des robes propres et chaussa des pantoufles de feutre avant de gagner sans bruit les cuisines pour demander à Umma de quoi se restaurer. Les prêtres et les acolytes avaient déjà mangé, mais la cuisinière avait réservé pour elle un joli morceau de cabillaud frit et de la purée de navets jaunes. Elle n’en fit qu’une bouchée, lava le plat puis s’en fut aider la mioche à préparer ses potions.

Son rôle consistait essentiellement à aller chercher les ingrédients, à grimper aux échelles pour dénicher les herbes et les feuilles dont sa compagne avait besoin. « Le bonsomme est le plus gentil des poisons, lui confia celle-ci pendant qu’armée d’un pilon elle en broyait dans un mortier. Quelques graines suffisent pour ralentir les battements affolés d’un cœur, pour arrêter les tremblements d’une main et pour aider un homme à se sentir calme et fort. Une pincée suffit à procurer une nuit de sommeil sans rêves et profond. Trois pincées suffisent à produire ce sommeil qui n’a pas de fin. Comme la saveur en est très sucrée, le mieux est de l’utiliser dans des gâteaux, des tartes et des vins au miel. Tiens, tu peux sentir comme c’est doux. » Elle l’en laissa respirer une bouffée puis la réexpédia sur les échelles attraper une fiole de verre rouge. « C’est un poison plus cruel, ça, mais insipide et inodore et par là même plus facile à cacher. Les larmes de Lys, les gens l’appellent. Dilué dans l’eau ou le vin, il ronge les boyaux et le ventre, et il tue comme une maladie de ces parties-là. Sens. » Arya renifla et ne sentit rien. La mioche mit les larmes de côté et déboucha une jarre de pierre pansue. « Cette pâte est épicée avec du sang de basilic. Elle confère à la viande cuite un parfum friand mais, si l’on en mange, elle suscite une folie furieuse, chez les bêtes aussi bien que chez les humains. Une souris attaquera un lion, après avoir seulement goûté du sang de basilic. »

Arya se mâchouilla la lèvre. « Ça opérerait, sur des chiens ?

— Sur n’importe quel animal à sang chaud. » La mioche lui flanqua une gifle.

Arya leva la main vers sa joue, plus suffoquée qu’endolorie. « Pourquoi as-tu fait cela ?

— C’est Arya, de la maison Stark, qui mâchouille sa lèvre chaque fois qu’elle réfléchit. Es-tu Arya, de la maison Stark ?

— Je ne suis personne. » Elle était en rogne. « Qui es-tu, toi ? »

Elle n’avait pas escompté que la mioche lui répondrait, mais celle-ci le fit : « Je suis née l’unique enfant d’une vénérable maison, l’héritière de mon noble père, dit-elle. Ma mère est morte quand j’étais toute petite, je ne conserve aucun souvenir d’elle. J’avais six ans quand mon père se remaria. Sa nouvelle épouse me traita gentiment jusqu’au jour où elle mit au monde une fille de sa façon. Alors, elle ne désira plus qu’une chose, que je meure, afin que son propre sang puisse hériter des biens de mon père..Elle aurait dû rechercher la faveur du dieu Multiface, mais il lui fut impossible de supporter l’idée du sacrifice qu’il exigerait d’elle. A la place, elle décida de m’empoisonner elle-même. Son crime me laissa telle que tu me vois maintenant, mais je ne mourus pas. Lorsque les guérisseurs de la Demeure des Mains Rouges informèrent mon père de l’acte qu’elle avait commis, il vint ici faire sacrifice et offrit toutes ses richesses et moi-même. Celui-qui-a-Maints-Visages entendit sa prière. Je fus amenée au temple pour y servir, et la femme de mon père reçut le don. »

Arya la considéra d’un air circonspect. « Est-ce que c’est vrai, tout ça ?

— Il y a du vrai dedans.

— Et des mensonges aussi ?

— Une inexactitude et une exagération. »

Arya n’avait pas lâché la mioche de l’œil une seule seconde pendant qu’elle lui racontait son histoire, mais sa physionomie était demeurée imperturbable. « Le dieu Multiface a pris les deux tiers de la fortune de ton père, pas tout.

— Exact. C’était ça, mon exagération. »

Arya sourit, se rendit compte qu’elle souriait et se pinça la joue. Maîtrise ta figure, se dit-elle. Ton sourire est ton serviteur, il devrait venir à ton commandement. « Et où se trouvait l’inexactitude ?

— Nulle part. J’ai menti, pour l’inexactitude.

— Ah bon ? Ou bien est-ce maintenant que tu es en train de mentir ? »

Mais la mioche n’eut pas le temps de répondre que l’homme plein de gentillesse entra dans la pièce en souriant. « Te voilà de retour parmi nous.

— La lune est noire.

— En effet. Quelles sont les trois choses nouvelles que tu sais et que tu ne savais pas la dernière fois que tu nous as quittés ? »

Je sais trente choses nouvelles, faillit-elle dire. « Trois des doigts de Petit Narbo vont rester tout raides. Il a l’intention de se faire rameur.

— C’est bon de savoir cela. Et quoi d’autre ? »

Elle repensa à sa journée. « Quence et Alaquo se sont battus, et ils ont quitté Le Navire, mais je crois qu’ils y reviendront.

— Tu ne fais que le croire, ou bien tu le sais ?

— Je ne fais que le croire », dut-elle avouer, toute certaine qu’elle en était. Les histrions devaient manger, tout comme le reste des humains, et Quence et Alaquo n’avaient pas assez de talent pour qu’on les engage à La Lanterne bleue.

« Exact, dit l’homme plein de gentillesse. Et la troisième chose ? »

Cette fois, elle n’hésita pas. « Dareon est mort. Le chanteur noir qui couchait au Havre heureux. C’était en réalité un déserteur de la Garde de Nuit. Quelqu’un lui a tranché le gosier puis l’a poussé dans un canal, mais on a conservé ses bottes.

— Il est difficile de trouver de bonnes bottes.

— Exact. » Elle s’efforça de garder une mine impassible.

« Qui peut bien avoir fait cela, je me le demande ?

— Arya, de la maison Stark. » Elle scruta ses yeux, sa bouche, les muscles de sa mâchoire.

« Cette fillette ? Je croyais qu’elle avait quitté Braavos. Qui es-tu ?

— Personne.

— Mensonge. » Il se tourna vers la mioche. « J’ai la gorge sèche. Aurais-tu l’obligeance d’apporter une coupe de vin pour moi et du lait chaud pour notre amie Arya, qui est revenue parmi nous d’une manière si inattendue. »

Pendant qu’elle traversait la ville, Arya n’avait pas arrêté de se demander ce que l’homme plein de gentillesse dirait quand elle lui parlerait de Dareon. Peut-être qu’il serait en colère contre elle, ou peut-être qu’il serait content qu’elle ait administré au chanteur le don du dieu Multiface. Elle s’était joué cette discussion cent fois dans sa tête, comme un histrion sur ses tréteaux. Mais elle n’avait pas une seconde envisagé lait chaud.

Quand le lait survint, elle l’avala d’un trait. Il sentait un peu le brûlé, et il avait un arrière-goût amer. « Va te coucher maintenant, mon enfant, dit l’homme plein de gentillesse. « Tu dois servir, demain matin. »

Elle rêva cette nuit-là qu’elle était de nouveau un loup, mais son rêve différait de ses autres rêves. Dans ce rêve-ci, elle n’avait pas de meute. Elle rôdait toute seule, se juchait d’un bond sur le faîte des toits et longeait à pas feutrés, silencieusement, les bords d’un canal, pourchassant des ombres à travers le brouillard.

A son réveil, le lendemain, elle était aveugle.

Un Festin pour les Corbeaux
titlepage.xhtml
George R.R. Martin [LeTronedeFer12]Un Festin pour les Corbeaux_split_000.htm
George R.R. Martin [LeTronedeFer12]Un Festin pour les Corbeaux_split_001.htm
George R.R. Martin [LeTronedeFer12]Un Festin pour les Corbeaux_split_002.htm
George R.R. Martin [LeTronedeFer12]Un Festin pour les Corbeaux_split_003.htm
George R.R. Martin [LeTronedeFer12]Un Festin pour les Corbeaux_split_004.htm
George R.R. Martin [LeTronedeFer12]Un Festin pour les Corbeaux_split_005.htm
George R.R. Martin [LeTronedeFer12]Un Festin pour les Corbeaux_split_006.htm
George R.R. Martin [LeTronedeFer12]Un Festin pour les Corbeaux_split_007.htm
George R.R. Martin [LeTronedeFer12]Un Festin pour les Corbeaux_split_008.htm
George R.R. Martin [LeTronedeFer12]Un Festin pour les Corbeaux_split_009.htm
George R.R. Martin [LeTronedeFer12]Un Festin pour les Corbeaux_split_010.htm
George R.R. Martin [LeTronedeFer12]Un Festin pour les Corbeaux_split_011.htm
George R.R. Martin [LeTronedeFer12]Un Festin pour les Corbeaux_split_012.htm
George R.R. Martin [LeTronedeFer12]Un Festin pour les Corbeaux_split_013.htm
George R.R. Martin [LeTronedeFer12]Un Festin pour les Corbeaux_split_014.htm
George R.R. Martin [LeTronedeFer12]Un Festin pour les Corbeaux_split_015.htm
George R.R. Martin [LeTronedeFer12]Un Festin pour les Corbeaux_split_016.htm
George R.R. Martin [LeTronedeFer12]Un Festin pour les Corbeaux_split_017.htm
George R.R. Martin [LeTronedeFer12]Un Festin pour les Corbeaux_split_018.htm
George R.R. Martin [LeTronedeFer12]Un Festin pour les Corbeaux_split_019.htm
Section0001.xhtml
Section0002.xhtml
colorschememapping.xml